L’empathie a-t-elle des limites ? Ce que les neurosciences révèlent face aux préjugés
L’empathie n’est pas une « fontaine » illimitée ni égale pour tout le monde. Le cerveau module spontanément ce que nous ressentons pour autrui selon des facteurs sociaux (appartenance de groupe, stéréotypes, rivalités). La bonne nouvelle : ces biais sont malléables. En travaillant les contextes, les normes et certaines compétences (prise de perspective, responsabilisation), on peut ré-orienter l’empathie là où elle se rétracte, notamment envers des personnes perçues comme « hors-groupe ».
1) De quelle « empathie » parle-t-on ?
Les neurosciences distinguent (au moins) deux mécanismes complémentaires :
-
Partage affectif (résonance) : je ressens (un peu) ce que l’autre ressent. Corrélats fréquents : insula antérieure et cortex cingulaire antérieur (ACC).
-
Prise de perspective (empathie cognitive) : je comprends l’état de l’autre sans forcément l’éprouver (TPJ, mPFC, réseaux de mentalisation).
Ces systèmes coopèrent mais ne s’activent pas toujours de concert ; leur sensibilité au contexte social explique de nombreuses « limites » apparentes de l’empathie.
2) Le biais d’« in-group » : quand le cerveau sélectionne qui mérite nos émotions
Plusieurs études montrent que la résonance empathique est amplifiée pour les personnes de notre groupe (équipe, origine, identité sociale) et atténuée pour l’« out-group ». Exemples robustes :
-
Douleur d’autrui & appartenance raciale : en IRM, l’ACC/insula réagissent moins quand la personne en souffrance est perçue comme « hors-groupe » (biais implicite). (Xu et al., 2009).
-
Mesure physiologique « en direct » : en TMS, observer la douleur d’un pair inhibe le système corticospinal « comme si » on souffrait soi-même… mais l’effet chute pour les modèles d’un autre groupe (Avenanti et al., 2010).
-
Coût pour aider : lors de rivalités (fans de foot), l’activité cérébrale prédit une plus forte propension à aider un membre de son propre groupe (Hein et al., 2010).
Ces résultats ne disent pas « nous sommes condamnés ». Ils montrent que l’empathie est contextuelle : elle dépend de catégorisations activées ici-et-maintenant, parfois par de simples indices (maillot d’équipe, étiquette sociale).
3) Quand l’empathie s’inverse : froideur… voire Schadenfreude
La limite n’est pas seulement une baisse de chaleur : on observe parfois du plaisir face aux déboires de l’out-group (Schadenfreude). Sur le plan neural, certaines réponses de récompense s’activent quand « l’autre » (détesté) échoue (Cikara, Botvinick & Fiske). C’est la face sombre de l’empathie : bornée et orientée.
4) La déshumanisation : quand le social coupe la mentalisation
Lorsque des groupes sont associés au dégoût ou à la menace, on observe une sous-activation du mPFC, région clé de la cognition sociale, comme si les cibles étaient traitées « moins comme des personnes » — un terrain glissant où l’empathie s’éteint (Harris & Fiske, 2006/2007).
5) Empathie ≠ compassion : pourquoi « ressentir plus » ne suffit pas toujours
Des auteurs (ex. Paul Bloom) soulignent que l’empathie affective est partiale, court-termiste, sujette à l’effet victime identifiable ; agir avec compassion rationnelle et équité peut mieux guider nos décisions morales et nos politiques. L’idée n’est pas « contre l’empathie », mais contre sa dictature.
6) Biais… mais plasticité : ce qui fonctionne pour élargir l’empathie
Les données récentes convergent : l’empathie est entraînable parce qu’elle dépend de représentations et normes modulables.
Pistes efficaces (pratiques pro & terrain) :
- Hygiène attentionnelle.
Former à repérer quand l’émotion s’allume pour « les miens » et s’éteint pour « les autres » (calibration + métacognition) pour basculer, au besoin, vers la compassion rationnelle (critères explicites, check-lists d’équité).
- Contacts de qualité & objectifs super-ordonnés.
Des tâches interdépendantes, des rituels communs et des succès partagés réduisent les stéréotypes chauds/froids (et donc la déshumanisation).
À retenir
-
L’empathie est puissante mais directionnelle : elle suit nos catégories sociales.
-
Elle peut se rétrécir (biais d’in-group, déshumanisation) ou se retourner (Schadenfreude).
-
Elle est malléable : identité commune, prise de perspective, normes de responsabilité et compassion rationnelle élargissent son rayon d’action.
Références :
-
Avenanti, A., Sirigu, A., & Aglioti, S. M. (2010). Racial bias reduces empathic sensorimotor resonance with other-race pain. Current Biology, 20(11), 1018–1022. https://doi.org/10.1016/j.cub.2010.03.071
-
Bloom, P. (2017). Against empathy: The case for rational compassion. Ecco/HarperCollins.
Cikara, M., Botvinick, M. M., & Fiske, S. T. (2011). Bounded empathy: Neural responses to out-group targets’ (mis)fortunes. Journal of Cognitive Neuroscience, 23(12), 3791–3803. https://doi.org/10.1162/jocn_a_00069
-
Contreras-Huerta, L. S., Baker, K. S., Reynolds, K. J., Batalha, L., & Cunnington, R. (2013). Racial bias in neural empathic responses to pain. PLOS ONE, 8(12), e84001. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0084001
-
Harris, L. T., & Fiske, S. T. (2006). Dehumanizing the lowest of the low: Neuroimaging responses to extreme out-groups. Psychological Science, 17(10), 847–853. https://doi.org/10.1111/j.1467-9280.2006.01793.x
-
Harris, L. T., & Fiske, S. T. (2007). Social groups that elicit disgust are differentially processed in mPFC. Social Cognitive and Affective Neuroscience, 2(1), 45–51. https://doi.org/10.1093/scan/nsl037
-
Hein, G., Silani, G., Preuschoff, K., Batson, C. D., & Singer, T. (2010). Neural responses to ingroup and outgroup members’ suffering predict helping. Neuron, 68(1), 149–160. https://doi.org/10.1016/j.neuron.2010.09.003
-
Keysers, C., & Gazzola, V. (2023). Vicarious emotions of fear and pain in rodents. Neuroscience & Biobehavioral Reviews, 154, 105278.
Ruckmann, J., et al. (2015). How pain empathy depends on ingroup/outgroup decisions: An fMRI study. Social Cognitive and Affective Neuroscience, 10(8), 1013–1021.
-
Xu, X., Zuo, X., Wang, X., & Han, S. (2009). Do you feel my pain? Racial group membership modulates empathic neural responses. Journal of Neuroscience, 29(26), 8525–8529.
-
Zaki, J., & Ochsner, K. (2012). The neuroscience of empathy: Progress, pitfalls and promise. Nature Neuroscience, 15(5), 675–680.
-
Caspar, E. A., Christophe, B., Neukirch, M., Cleeremans, A., & Haggard, P. (2020). Obeying orders reduces vicarious brain activation to others’ pain. NeuroImage, 218, 116964.
Commentaires
Enregistrer un commentaire